Voyageurs en transit, clients d’une boulangerie, de la Migros ou d’une pharmacie: tous ceux qui fréquentent les gares seront-ils bientôt filmés jusque dans les magasins? Grâce aux données fournies par de nouvelles caméras, les CFF veulent augmenter le chiffre d’affaires des commerces des grandes gares. Le projet, révélé par notre partenaire alémanique K-Tipp, a suscité une vague d’indignation dans la population et la classe politique.
Selon l’appel d’offre de la régie fédérale, le nouveau système de vidéosurveillance doit non seulement faciliter la gestion des flux des passagers, mais aussi permettre d’évaluer les comportements d’achat des usagers dans une cinquantaine de gares. Ce document prévoit également que les caméras soient installées de manière à se faire les plus discrètes possible.
Depuis que le contenu de l’appel d’offres a été dévoilé, la question de la reconnaissance faciale et de la protection des données soulève de vives inquiétudes. Plusieurs parlementaires ont déposé des questions au Conseil fédéral. Celui-ci a répondu, par la voix d’Albert Rösti, le 6 mars dernier. Il rappelle que les CFF ne peuvent pas utiliser de système de caméras qui ne respecterait pas la sphère privée et la protection des données. Il n’est pas question, selon le Gouvernement, de traçage individuel ou de reconnaissance faciale.
Détails personnels identifiés
De leur côté, les CFF tentent désormais de présenter leur projet sous un angle positif pour les voyageurs. Au 19h30, de la RTS, Stéphane Droux, chef adjoint de la gérance immobilière des CFF, a souligné la nécessité de pouvoir compter sur un système de mesure des flux et de quantification des usagers, afin de garantir leur sécurité et d’optimiser l’organisation du nettoyage des gares: «Nous ne voulons pas connaître les données individuelles des passagers.»
Pourtant, dans l’appel d’offres destiné aux fournisseurs de logiciels, les CFF exigent l’identification claire d’une personne durant tout le temps qu’elle passe dans la gare. L’âge, le genre, la taille, les bagages transportés et la présence d’objets, tels qu’une poussette, un fauteuil roulant ou un vélo doivent également pouvoir être identifiés.
Plus de 700 caméras déjà en place
Les CFF nient vouloir introduire un système de reconnaissance faciale. Reste que, dans son appel d’offres, la régie signale qu’elle utilise déjà 743 caméras de surveillance dans 27 gares. Parmi ces appareils figure le modèle Xovis PC2S, dont le capteur utilise «des algorithmes de détection des contours du visage, du haut du corps et du type de déplacements d’une personne». Les CFF affirment ne pas utiliser cette fonction.
L’argumentaire de vente de cette caméra, que nous avons pu consulter, précise que la protection des données est «garantie à 100%», mais aussi que la réinitialisation de l’anonymisation n’est possible qu’à l’aide du mot de passe administrateur. En d’autres termes: il est d’ores et déjà possible d’annuler, après coup, l’anonymisation de données, donc de récupérer les données concernant une personne en particulier.
Les CFF déclarent que les fabricants intéressés par son appel d’offres ont garanti «que aucune désanonymisation n’est possible». Et que, s’il existe, ne serait-ce qu’un seul, risque résiduel en matière de protection des données, les CFF ne le prendront pas et limiteront l’acquisition à un système qui garantit la protection des données.
Pour la directrice de l’organisation Algorithm Watch, engagée sur les questions éthiques que soulèvent les algorithmes, «même si les CFF disent qu’ils n’espionneront pas leurs passagers, ils mettent clairement en place l’infrastructure qui le permettra. Il faut empêcher cela.»
Marc Meschenmoser / gc
«Un grand potentiel d’abus»
Monika Simmler est professeure de droit pénal à l’Université de Saint-Gall. Elle s’intéresse aux techniques modernes de surveillance.
Les CFF demandent une «identification claire des individus» par les caméras de surveillance. Est-ce admissible?
L’appel d’offres des CFF montre qu’une grande quantité de données sensibles pourrait être collectée. Malgré l’anonymat promis, les CFF veulent établir de soi-disant profils de personnes et de déplacements. De la sorte, ils sauront où une personne fait ses achats et avec qui elle se déplace. Je pars du principe qu’il y aura des atteintes à nos droits fondamentaux, éventuellement graves.
Quels sont les principaux dangers?
La possibilité de relier certaines données à d’autres illustre le grand potentiel de surveillance et d’abus de ce genre de mesures. Nous pourrions, sans doute, encore nous accommoder de la seule surveillance des flux de personnes. Mais nous devons nous poser la question suivante: avec quelles autres données ces informations peuvent être reliées? C’est en les reliant que de tels ensembles de données deviennent commercialement intéressants.
Que peut faire le citoyen?
Si les CFF collectent effectivement des données personnelles et des profils de déplacement à grande échelle dans les gares ou utilisent la technologie de reconnaissance faciale, nous n’échapperons pas à un examen juridique. Toute personne concernée pourrait porter l’affaire devant les tribunaux.
Lettre ouverte contre la «surveillance de masse»
Algorithm Watch et la Société numérique suisse appellent à signer une lettre ouverte adressée aux CFF, à qui il est demandé:
- De renoncer à l’installation d’infrastructures d’identification biométrique dans les gares
- De ne pas procéder à la collecte de données par la reconnaissance faciale
- D’informer le public de manière transparente et de publier l’analyse d’impact en matière de protection des données
La pétition se trouve sur ce site web: algorithmwatch.ch/fr/lettre-ouverte-cff/