Auteur de trois romans et d’une nouvelle parus ces dernières années («Le corps déchiré», «La promesse», «Les immortelles» et «La saveur du vent»), Fabienne Bogadi est une écrivaine reconnue de la scène littéraire romande. Régulièrement invitée à des conférences et des débats, elle est récipiendaire du Prix des lecteurs de la Ville de Lausanne, édition 2020.
Pourtant, ce n’est pas la littérature qui la fait vivre. «L’ouvrage qui s’est le mieux vendu m’a rapporté 2400 fr.», témoigne-t-elle. Ce revenu est constitué presque exclusivement des droits d’auteurs, lesquels ne constituent que 10% du prix de vente d’un livre. «Dans notre société, on associe souvent le succès à la richesse. Et pourtant, dans le monde réel, cela ne se vérifie pas. Enfin, pas toujours», observe-t-elle.
Si, dans les grands pays comme la France ou l’Allemagne, les lecteurs sont assez nombreux pour permettre à un auteur de vivre de sa plume, tel n’est pas le cas en Suisse romande, à quelques rares exceptions près. Avec deux millions de francophones, le marché n’est tout simplement pas assez grand. Aussi l’auteur met-il beaucoup du sien pour aboutir: longues heures d’écriture, questionnement permanent…
Et les frais sont à sa charge. Un ordinateur? Des envois aux éditeurs dans l’espoir d’en convaincre un? Un vernissage en cas de publication? Des déplacements pour des séances de signature? Tout pour sa poche. «Il est arrivé une fois qu’une librairie me donne 100 fr. pour me dédommager de mon déplacement», sourit l’auteure.
Beaucoup de travail, peu de rémunération
Fabienne Bogadi indique ainsi que l’écriture de ses livres lui prend «en moyenne l’équivalent d’un jour par semaine», même si ce jour peut être réparti en plusieurs moments de durée inégale, en fonction de la disponibilité que lui laissent les obligations professionnelles et les tâches de la vie courante. Rédactrice et traductrice indépendante, elle peut se permettre cette flexibilité. D’autres auteurs, pris entre les horaires de travail et les responsabilités familiales, n’ont pas forcément cette chance.
Ce n’est pas la seule croix de l’écrivain. La plus importante est, peut-être, la solitude pendant les nombreux mois ou années de travail nécessaires à l’accouchement d’une œuvre. Solitude d’autant plus lourde si on n’est pas accompagné d’un éditeur. Ce dernier ne se charge pas que des aspects logistiques et commerciaux de la sortie d’un livre. Il est un relecteur, un juge, un compagnon de route. Il a un rôle essentiel à jouer. «Faire de l’autoédition, c’est s’assurer un enterrement de première classe», assure Fabienne Bogadi. L’auteur solitaire le restera. Même le public risque fort de l’ignorer.
Quel est alors le moteur de l’écriture face à tous ces obstacles? «Ils sont multiples, bien sûr», poursuit Fabienne Bogadi. Et de citer, dans le désordre: le plaisir d’écrire, la capacité d’inventer un univers parallèle – elle ose le terme de «métavers» – et de s’y plonger, d’entrer dans un état proche d’une transe littéraire. «L’histoire est en moi. Si je ne l’écris pas, elle finit par m’étouffer», confie-t-elle.
«Dire pourquoi j’existe»
A tout cela s’ajoute la satisfaction d’être publié, lu par le public, convié à des conférences et des entretiens avec les médias, recevoir des prix. «Quand on publie un livre, on a le sentiment d’avoir accompli quelque chose de particulier. On se sent reconnu. On devient quelqu’un», poursuit-elle. Ses romans témoignent de ce besoin d’échappatoire: ses héros et héroïnes sont souvent à la recherche de belles et grandes expériences colorées pour échapper à un quotidien fait de banalités et de grisailles.
On retrouve la même motivation dans la chanson «Le blues du businessman» de Michel Berger et Luc Plamondon, chantée par Daniel Balavoine et Claude Dubois dans le film Starmania sorti en 1978: «J’aurais voulu être un auteur pour pouvoir inventer ma vie. J’aurais voulu être un artiste pour faire du laid, pour faire du beau, pour pouvoir dire pourquoi j’existe.»
A la différence fondamentale du personnage de l’homme d’affaires déprimé joué par Patrick Dewaere: Fabienne Bogadi est devenue cette auteure, cette artiste. Pour le prix d’un sacrifice économique, elle donne forme à ses envies et à ses rêves au bénéfice de ses lectrices et lecteurs.
Yves Genier