PPlusieurs clients de Postfinance ont reçu des demandes inhabituelles de leur banque à la fin de l’an dernier: Qui est votre employeur? Quelle est votre profession? Combien gagnez-vous? La banque se disait «légalement tenue de procéder à une vérification périodique des données clients».
Renseignements pris séparément, ces différents clients ont réalisé que Postfinance se basait sur la Loi sur le blanchiment d’argent (LBA). Celle-ci oblige en effet tous les intermédiaires financiers, qu’ils soient banques, assurances, bureaux de change ou autres, de s’assurer de l’identité de leurs clients et de l’arrière-plan économique de leurs transactions. But de la loi: prévenir les transactions d’argent émanant d’activités illicites, comme le trafic de drogue ou la fraude fiscale.
Des clients s’opposent
Cette curiosité a beaucoup surpris les clients de Postfinance concernés: retraités, petits indépendants, salariés, ils n’ont manifestement pas le profil de criminels en col blanc. Ils ont fait remarquer à la banque postale que l’origine de leurs revenus peut être facilement identifiée: employeurs, caisse de compensation, caisses de retraite, parfois depuis de nombreuses années. Certains d’entre eux se sont opposés à la démarche.
En réponse, Postfinance a asséné l’obligation contractuelle qui est faite de transmettre les données, citant ses conditions générales, lesquelles stipulent que «sur demande, le client est tenu de communiquer à Postfinance tous les renseignements et lui transmettre les documents justificatifs requis dont celle-ci a besoin pour remplir ses obligations légales et réglementaires ou pour que la relation d’affaires soit irréprochable».
La banque doit savoir
La Loi sur le blanchiment d’argent attribue effectivement la possibilité – et même le devoir – à la banque d’exiger des informations complémentaires de ses clients. Mais elle y pose des limites: uniquement si «des doutes surviennent quant à l’identité» du titulaire du compte ou de l’ayant droit économique.
Autrement dit: la banque ne peut s’enquérir de l’arrière-plan économique de ses clients que si elle soupçonne, de façon fondée, que le vrai propriétaire des fonds ou l’ayant droit économique n’est pas la personne qui lui a été clairement signalée lors de l’ouverture de la relation.
Or, Postfinance énonce une définition bien différente du doute qui lui permettrait de poser des questions: «Le terme de doute n’a rien à voir avec des risques supposés, voire même avec un soupçon. Il s’agit uniquement de vérifier et de mettre à jour les données disponibles», poursuit un porte-parole.
Si le client refuse de s’exécuter, elle se dit en droit de fermer son compte après lui avoir restitué ses avoirs. C’est, du moins, ce dont elle se réclame dans les courriers envoyés à ses clients rétifs. Ses conditions générales lui accordent clairement le droit de «restreindre l’accès à des prestations et produits, limiter la mise à disposition sans donner de justification, annoncer l’existence de la relation d’affaires aux autorités compétentes ou y mettre fin».
Pas obligé de répondre
Ces demandes d’informations supplémentaires font réagir plusieurs experts. «Postfinance a le droit de poser ce genre de question à ses clients, mais ces derniers ne sont pas forcés d’y répondre», estime ainsi Carlo Lombardini, professeur de droit à l’Université de Lausanne, avocat et administrateur de deux banques. Peter Kunz, professeur de droit à l’Université de Berne, juge pour sa part que «il n’existe pas de base légale permettant à Postfinance d’exiger des informations sur la profession, l’employeur et le revenu sans raisons valables».
Les autres banques disent ne pas exiger de telles informations de la part de leurs clients. «Nous ne cherchons pas à recueillir ces informations sans raisons concrètes», explique la Banque cantonale de Zurich. Credit Suisse précise pour sa part n’en exiger qu’en cas de «risque de blanchiment d’argent».
«Affiner le profil»
Postfinance souhaitait-elle vraiment contribuer à la lutte contre le recyclage d’argent issu d’activités criminelles, ou avait-elle un autre but? C’est, du moins, le soupçon exprimé par un destinataire vaudois de la demande contestée de la banque: «Il semblerait que nous sommes dans un scénario de collecte massive de données personnelles passée au forceps.» C’est aussi ce que suppose l’ombudsman des banques Andreas Barfuss: la collecte des données permettrait à la banque d’«affiner le profil marketing de ses clients».
Ce n’est pas interdit, mais les banques ne peuvent pas faire n’importe quoi. Le profilage par des moyens automatisés est interdit, précise la Loi sur la protection des données (LPD). De plus, les informations recueillies par une banque ne peuvent pas être communiquées à des tiers. Postfinance assure, par conséquent, garder ses informations pour elle-même.
Consommateurs toujours exposés
La LPD ajoute que les clients peuvent consulter les données les concernant. Mais leurs demandes doivent être ciblées et ne pas demander trop d’efforts à la banque pour y répondre. Le texte ajoute que la banque détentrice des données n’a pas besoin de motiver sa décision en cas de refus de transmettre. Et même si elles consentent, elles peuvent ne pas dévoiler l’entier des informations dans certaines circonstances, selon un jugement du Tribunal fédéral de 2020.
Postfinance a fini par admettre en février que ses clients pouvaient refuser d’indiquer le montant de leur salaire, le nom de leur employeur et leur profession. Mais sur le fond, rien n’a changé: le consommateur de services bancaires reste exposé à de nouvelles récoltes massives de données personnelles, que ce soit au nom de la lutte contre le blanchiment d’argent ou pour d’autres raisons.
Collaboration: Mirjam Fonti, Beatrice Walder & Karl Kümin
Yves Genier
La règle spéciale de la banque postale
Postfinance, qui gère les comptes de 2,5 millions de clients a défini avec la Finma, le gendarme des banques, un protocole de contrôle taillé sur mesure: elle «doit se procurer des informations sur l’employeur, la profession et le revenu annuel. Cela peut avoir lieu lors de l’ouverture d’une relation d’affaires ou au cours de celle-ci lorsque des situations nécessitant la collecte ou la mise à jour de ces informations se produisent», explique un porte-parole. Et de justifier cette curiosité par le fait que «la loi oblige les banques à vérifier régulièrement toutes (souligné dans la citation) les relations client», sans exception.
Elle n’a même pas besoin d’avoir un doute sur le caractère licite, ou non, d’une transaction ou d’un mouvement d’argent pour exiger des informations de ses clients. Il suffit qu’«elle souhaite vérifier si les données correspondent encore à la situation actuelle». Pas besoin, donc, de se demander si les clients recyclent de l’argent au noir pour exiger de ces derniers qu’ils lui livrent des informations par essence privées, voire confidentielles.
Le retraité prié de s’expliquer
«Je n’ai jamais eu ce genre de questions par le passé!». Jean* n’en est toujours pas revenu. Cet octogénaire installé dans une calme zone résidentielle de la grande banlieue genevoise est client de Postfinance depuis 40 ans. Et un beau matin de fin d’automne, il reçoit un courrier de sa banque.
Dans celui-ci, la banque explique qu’elle «est légalement tenue de procéder à une vérification périodique des données clients» en vertu de la Loi sur le blanchiment d’argent, et prie son destinataire d’en contrôler la justesse. Les informations en question sont parfaitement ordinaires: nom et prénom du client, date de naissance, adresse du domicile et nationalité.
Mais le document contient une note supplémentaire qui n’a pas manqué de surprendre Jean: «Si les champs «profession», «employeur» et/ou «revenus annuels brut» sont vides, c’est que Postfinance n’a pas encore saisi de données. Veuillez les indiquer.» Pour ce faire, le client dispose d’un petit espace libre où il est prié de décliner sa profession et son employeur, ainsi que de cocher la case correspondant à son niveau de revenu. Cinq catégories lui sont proposées: moins de 30 000 fr., de cette somme à 75 000, et ainsi de suite.
Dans sa réponse adressée à Postfinance, Jean fait part de son étonnement: «Je reste sur le choc concernant la question concernant mes revenus», écrit-il. «Ce compte-joint avec mon épouse a 25 000 francs. C’est là qu’est versée mon AVS et ma pension de retraite depuis 20 ans», détaille-t-il. Aussi, ajoute-t-il, «mes rentrées mensuelles, tant ma pension que mon AVS, illustrent l’origine des fonds qui existent sur mon compte de CCP et ne sont en aucun cas susceptibles d’être une tentative de blanchiment d’argent». Relevant que seule l’existence d’un doute permet à la banque de demander des renseignements aussi détaillés, il prie cette dernière de l’expliciter.
A cela, Postfinance répond que les demandes de renseignement ne résultent pas d’un doute mais de la nécessité pour elle de remplir ses obligations légales en matière de connaissance du client. Et s’appuie sur la procédure qu’elle a convenue avec la Finma qui prévoit de «demander à ses clientes et clients des informations sur leur profession, leur employeur et le revenu annuel brut» lors des ouvertures de compte et de mise à jour.
Conclusion de Jean: «J’ai bien envie de quitter Postfinance.»
«Ça va trop loin»
Jean-Luc*, de la banlieue de Bâle a un compte chez Postfinance. Comme de nombreux autres clients, il a récemment reçu un courrier de la banque. Celle-ci voulait savoir quelle profession il exerçait, où il travaillait et combien il gagnait en brut.
Postfinance justifie ses questions par le fait qu’elle est légalement tenue de vérifier et d’actualiser régulièrement les données de ses clients. Jean-Luc a refusé de fournir ces informations: «Cela va trop loin. Je ne pense pas que ces informations soient nécessaires à la relation commerciale.»
Hans Rudolf*, résidant le canton de Berne, a vécu la même chose. Lui non plus n’a pas répondu à la lettre de la banque. Postfinance l’a alors menacé: «Si nous ne recevons pas de réponse de votre part, nous nous verrons dans l’obligation de mettre un terme à notre relation d’affaires.»
L’indépendant ne comprend pas
Paul* est un indépendant de la construction en région lausannoise. Il interroge le service juridique de Mon Argent: «Postfinance me demande de lui fournir des informations sur mon salaire annuel et le nom de mon employeur.»
Ce qui surprend Paul, c’est qu’«il n’y a jamais eu ce genre de questions par le passé». Et de se demander si la banque ne cherche pas à se livrer à une «collecte massive de données personnelles». Une occurrence l’a frappé: ces demandes surviennent après l’introduction, au printemps 2022, de la Postfinance Card, une carte de débit-crédit qui permet d’effectuer des transactions sur internet comme une carte de crédit, pour autant que le compte sous-jacent dispose du solde suffisant.
Paul n’a pas compris que la demande de Postfinance s’appuyait sur la Loi sur le blanchiment d’argent et était normalement destinée à clarifier, aux yeux de la banque, l’arrière-plan économique de ses transactions.
*Identité connue de la rédaction