L’extrémité du quartier de la Jonction, à Genève, recèle un témoin de l’histoire industrielle de la ville, l’ancienne usine Kugler. Cela fait bien longtemps que les robinets qui y étaient fabriqués ont cédé la place à des ateliers d’artistes. C’est dans cet environnement d’urbex que Katharina Kreil a installé son atelier.
Peinture, aquarelle, gravure, l’artiste manie ciseaux et pinceaux au pied d’un mur recouvert de marionnettes: «celles de ma mère». Un témoignage, ajoute-t-elle, des encouragements de ses parents à suivre une voie artistique. «Mon père a mené une belle carrière d’architecte, qui lui a permis d’acquérir une belle maison sur la côte vaudoise. Mais sa vie a été dominée par les soucis de gestion d’entreprise. Il a eu le sentiment d’avoir sacrifié une partie de sa créativité.»
Katharina Kreil s’inspire de l’exemple maternel et se tourne vers la création. Elle suit des études artistiques à Genève, conclues par un diplôme supérieur en arts visuels (l’équivalent du master), puis se lance dans la carrière.
L’atterrissage est plutôt brutal. L’art ne paie pas beaucoup si l’on n’est pas une star. «Lorsque je vends une gravure au format C5, je reçois environ 300 francs. Le prix peut peut-être monter à 2000 francs pour des œuvres de plus grande ampleur», témoigne-t-elle.
«Travailleurs pauvres»
Le peu qu’elle gagne lui permet néanmoins de vivre. Mais avec les années, son revenu ne s’améliore pas. «Les artistes deviennent des travailleurs pauvres. De plus, ils sont mal protégés par les assurances sociales, qui ne reconnaissent pas leur statut.» Elle aurait accueilli favorablement l’instauration d’un revenu de base, proposition rejetée en votation en 2016.
Il y a plusieurs manières de combler un revenu insuffisant: demander des subventions publiques, des soutiens de fondations privées, ou trouver un emploi dans un domaine voisin. Aucune ne paraît satisfaisante aux yeux de l’artiste genevoise: quelle que soit la voie choisie, estime-t-elle, ce sont des heures passées à remplir des formulaires ou à sonner aux portes. «La quête d’argent consomme beaucoup d’énergie au détriment de la créativité artistique. Le temps humain est mal valorisé.»
Pour assurer des revenus réguliers, elle a choisi d’enseigner par intérêt et pour la passion de transmettre. Cette tâche, exigeante en soi, est parfois compliquée par la diversité des écoles, des étudiants et des horaires. Le lundi soir, elle donne des cours de peinture à des adultes. Le mercredi après-midi, elle enseigne le dessin à des enfants et à des adolescents. Enfin, le vendredi matin, elle donne un atelier de gravure à de jeunes adultes, candidats aux hautes écoles d’art. Elle estime parfois que son temps est trop haché, ce qui amenuise sa disponibilité à la concentration et à la créativité.
Béton et bateau
Son mari est maçon et entrepreneur. Ensemble, ils ont lancé une entreprise qui marie béton et création artistique, Form.c. Spécialisée dans la fabrication d’éléments préfabriqués, sa force réside dans la maîtrise des réalisations sur mesure et la créativité. L’entreprise gagne des contrats, des concours et des appuis publics.
L’artiste devenue patronne s’est attelée à gérer le suivi des factures et des paiements, la tenue de la comptabilité, le maniement des fiches de salaires, les discussions avec le fisc et les assurances sociales. «Je me suis retrouvée entraînée, un peu malgré moi, dans la gestion de cette entreprise», constate-t-elle. Aussi a-t-elle fait valider cette formation acquise sur le tas par un brevet fédéral de spécialiste en gestion de PME.
«Lors de cette validation, j’ai rencontré des femmes aux profils très différents du mien, mais nous avions toutes la même tâche: seconder un mari dans la gestion de ses affaires», témoigne-t-elle, encore surprise et amusée.
Après une quinzaine d’années de gestion au jour le jour, elle décide de prendre de la distance. «Je redoutais de perdre ma capacité de création.» Elle ne quitte toutefois pas complètement le béton: elle y imprime aujourd’hui des gravures. De plus, elle garde la signature de son entreprise au Registre du commerce.
La retraite n’a toutefois pas sonné. L’artiste se retrouve à naviguer sur un voilier en mer de Baffin, entre le Groenland et le Canada, dans le cadre d’un projet de la fondation genevoise Pacifique. «Je peux être assez aventurière», sourit-elle. Elle en revient avec nombre d’aquarelles qu’elle réunit dans un livre dont elle codirige l’édition.
Katharina Kreil est avant tout à la recherche d’un équilibre entre le besoin existentiel d’exprimer sa créativité et la nécessité économique. Cet équilibre, elle pense l’avoir trouvé: «Avoir assez de temps à passer avec de bons amis.»
Yves Genier