Pas facile de fendre l’armure lorsque l’on est brillante artiste à la carrière internationale et que l’on est interpellée non pas sur son œuvre, mais sur des questions de pépètes. «La richesse du cœur a beaucoup plus de valeur que l’argent. Mais je ne peux pas payer mes courses ni mon loyer avec des notes de musique.»
C’est ainsi qu’Estelle Revaz, violoncelliste genevoise multi-primée, répond à une problématique qui lui paraissait de prime abord saugrenue («Je me sens mal placée pour répondre!», a-t-elle pensé au moment d’être sollicitée pour cet article). Quand on consacre sa vie à l’art, on ne met pas forcément la priorité sur les questions d’argent. Mais lorsque l’on est musicienne indépendante, on est bien obligée de se situer dans la galaxie du marché du travail et de la chaîne de valeur: «Je me considère comme une auto-entrepreneuse.»
Avec toutes les satisfactions et les difficultés du statut. La joie d’opérer en liberté, de pouvoir interpréter des œuvres plus gratifiantes sur le plan instrumental que celles jouées à l’orchestre, de bâtir des projets musicaux sur parfois plusieurs années. Et la difficulté, comme pour nombre d’artistes et d’entrepreneurs, de réconcilier l’ambition avec la réalité des moyens disponibles.
Entrée au conservatoire cantonal de Sion à l’âge de 6 ans, c’est un concours musical qui lance sa carrière. A l’âge de 15 ans, elle remporte le prix de la Fondazione Antonio Salieri di Legnago à Salzbourg. Elle obtient par la suite un baccalauréat scientifique et entre au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris. Puis elle se perfectionne à la Musikhochschule de Cologne, et obtient un diplôme d’enseignement qui lui permet d’enseigner le violoncelle et la musique de chambre à la Haute Ecole de Musique Kalaidos à Zurich. Depuis lors, elle enchaîne concerts, albums et masterclass.
Sa discographie est un recueil d’œuvres classiques, tels Bach («Bachs & Friends», 2017), Beethoven («Fugato», 2019), et de compositeurs contemporains comme Frank Martin («Journey to Geneva», 2021), Leoš Janácek («Inspiration populaire», 2022) et György Ligeti.
Quelques centimes
En dépit de cette activité débordante, elle subit la dégradation des conditions de travail des artistes. «Il y a 20 ans, on pouvait vivre confortablement en combinant activité de concerts et productions discographiques. La généralisation des plates-formes d’écoute en ligne a sérieusement aggravé la situation économique», témoigne-t-elle. Un musicien touchait ses droits d’auteur sur les disques vendus 20 à 30 francs. Aujourd’hui, il n’est plus rémunéré que quelques centimes par milliers d’écoutes sur Spotify ou Deezer.
De plus, «c’est à l’interprète, désormais, de prendre le risque entrepreneurial» d’un enregistrement, avec la multiplication des exigences que cela comporte, tout en assurant l’excellence musicale indispensable au succès de l’album. «Et l’on nous dit que nous n’avons pas besoin d’être payés puisque ces enregistrements sont censés assurer notre promotion. Mais est-ce qu’on trouverait normal qu’un avocat, qu’un médecin ou qu’une entreprise travaille systématiquement gratuitement sur ses plus grosses affaires sous prétexte qu’elles lui apportent de la visibilité?» s’insurge-t-elle.
Le coup d’arrêt aux activités musicales infligé par la pandémie a agi comme un réveil de conscience de la précarité dans laquelle s’enfoncent les artistes indépendants. Contrairement à la plupart des autres secteurs d’activité, ces derniers n’ont pas été inclus dans les premiers programmes d’aide de la Confédération et sont restés sans le sou puisqu’ils étaient interdits de travailler sans pouvoir prétendre à la moindre indemnisation.
Passé le choc initial, Estelle Revaz a réagi en s’engageant dans une véritable opération de sensibilisation auprès de parlementaires et de l’administration. Cette «sortie de ma zone de confort» lui a gagné de nombreux soutiens politiques et a abouti à l’élargissement des indemnités pour pertes financières en mars 2021 aux artistes, réduisant ainsi un peu leurs difficultés et les aidant de ce fait à maintenir une forme de suivi dans leurs activités culturelles.
Ce combat a aiguisé sa perception. «L’argent est aujourd’hui un moyen de valoriser le travail, y compris des artistes», souligne-t-elle, avant d’ajouter: «Dans la société actuelle, il est évident que le manque d’argent peut constituer une atteinte à la liberté. L’argent permet aussi d’échapper à la simple survie et d’accéder à la culture, au sport et aux loisirs qui sont synonymes de vie.»
Yves Genier