Nichée dans une rue latérale du quartier genevois des Eaux-Vives, à quelques pas du jet d’eau, une librairie vient d’ouvrir ses portes: Au temps d’un livre. Dans un domaine où les fermetures sont nombreuses, la démarche ressemble à un défi lancé à la rationalité économique.
Mais Yann Courtiau, son fondateur et exploitant quinquagénaire, est un professionnel expérimenté de l’économie de la culture. Passionné du livre, il connaît son produit et sait le vendre en peu de mots à son client. Un ouvrage d’un auteur à peine connu retient votre attention? Dans l’instant et sans hésitation, il vous en donne les éléments essentiels… et vous vous surprenez à l’acheter.
L’importance du choix
«Ouvrir une libraire, c’est un risque, bien entendu. Mais un risque calculé», résume-t-il. Le calcul, c’est le choix de l’assortiment. Dans une arcade de 89 mètres carrés, pas de place pour tout et n’importe quoi. Ainsi, il privilégie l’exposition régulière d’un classique russe à une nouveauté qui ne touchera peut-être pas son public.
La nécessité du choix tient d’abord à la taille réduite du magasin. «Chaque année voit la parution de quelque 65 000 livres par année. Or, nous avons la place pour exposer environ 5000 ouvrages», décompte-t-il. Ce flot éditorial a poussé l’économie du livre dans une course à la nouveauté et au succès: vous avez le dernier Guillaume Musso? Or, cette course, les libraires indépendants ne peuvent évidemment pas la suivre, à moins de s’épuiser à chercher à vendre des livres sans lendemain.
C’est donc sur son talent à identifier les attentes de ses clients que le libraire doit s’appuyer pour répondre à la demande et, dans la mesure du possible, la créer. Il faut donc être bon commerçant pour savoir attirer le chaland et le retenir dans la mesure du possible.
Une librairie assume la fonction de point de vente où l’on vient chercher un objet précis. Mais c’est aussi un lieu où l’on vient flâner à la découverte d’ouvrages, d’auteurs, de nouveautés ou d’anciennetés dont l’apparition peut susciter l’attrait du lecteur. Mais plus que pour d’autres magasins, il faut savoir créer l’événement pour attirer du monde. «Les gens hésitent à entrer dans un magasin vide car ils redoutent la confrontation avec le libraire. Cette crainte est encore plus marquée depuis la pandémie», remarque-t-il.
Aussi faut-il rassurer: en laissant le client flâner à sa guise sans le déranger tout en demeurant disponible. Et aussi en organisant des rencontres entre des écrivains et leurs lecteurs. «Lorsque les gens voient du monde dans le magasin, ils ont davantage tendance à y entrer à leur tour.»
Salaires au plancher
La librairie espère réaliser un chiffre d’affaires de 200 000 fr. la première année d’exploitation, débutée le 1er mai dernier. Elle vise le demi-million après trois ans d’exploitation. Pas de quoi devenir riche, mais au moins couvrir les coûts.
Chaque sou est donc compté. Le patron se sert ainsi un salaire au plancher: 4320 fr. bruts par mois (fois douze), «et quatre semaines de vacances par an», les mêmes conditions que celles des deux employés à 40%. Une stagiaire complète l’effectif. Le loyer est contenu: 2380 fr. par mois, qui n’a rien d’excessif au centre de Genève.
Le commerce bénéficie aussi de commandes publiques, essentiellement de bibliothèques, ainsi que d’une petite aide cantonale nommée «bourse des librairies». Celle-ci s’élève au maximum à 10 000 fr. par an et finance des projets précis, comme l’édification d’un rayon particulier (dans ce cas: consacré à la littérature romande).
Toutefois, «il est hors de question de vivre de subventions», tranche le libraire. A chacun de créer les conditions d’un commerce rentable. Les habitudes de lecture ont été affectées par la pandémie mais elles se maintiennent en Suisse.
Les libraires helvétiques bénéficient de prix plus élevés (parfois nettement) qu’en France. Ce supplément compense bien entendu les coûts d’exploitation – salaires, assurances, loyers – facilement au double de ce qu’ils sont dans l’Hexagone. Il leur assure une marge brute de 30 à 35% par livre vendu, qui peut même atteindre 40% dans quelques situations particulières. Elles leur permettent de vivre mais demeurent nettement moindres à celles des grands distributeurs de l’agro-alimentaire, Coop et Migros en tête, qui se monte souvent à 60% voire davantage.
En dépit de ces conditions, le libraire n’empoche pas son bénéfice dès le premier livre de poche vendu. «Il faut écouler au moins cinq exemplaires du même ouvrage pour commencer à faire du profit», relève Yann Courtiau.
Le commerçant parle. Mais le passionné du livre reprend vite le dessus. «Lorsque je commande de nouveaux ouvrages, j’ai la tentation de les garder pour moi tant ils me plaisent!»