A l’été 2021, un lecteur valaisan se porte acquéreur de dix obligations tout juste émises en francs suisses par OJSC Gazprom (n° de valeur: CH1120085688), le géant gazier russe semi-public. D’une validité de six ans, elle offrait un coupon annuel de 1,54%. Ce qui à l’époque, pour un titre de dette en francs, n’était pas si mal.
Ce titre, à l’instar de pratiquement tous ceux émis par des entreprises de la Fédération de Russie cotés en Suisse, a été visé par les sanctions décidées par le Conseil fédéral à la suite de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe le 24 février 2022. Le 27 avril suivant, l’Ordonnance instituant des mesures en lien avec la situation en Ukraine (RS 946.231.176.72) publiée le 4 mars précédent était étendue aux transactions de titres russes. Elle interdisait explicitement à son article 28b «l’acquisition ou l’augmentation de participations» dans des entreprises russes, ainsi que «l’octroi de prêts, de crédits, ainsi que la participation à ces opérations, ou la fourniture d’une quelconque autre manière d’un financement». A priori donc, tout placement dans un titre de dette émis par Gazprom était concerné!
«La banque a refusé de vendre»
C’est, du moins, ce que constate, à l’automne suivant, notre lecteur valaisan. «J’ai souhaité vendre cette position après avoir vu des cours très bas. Ma banque, arguant des sanctions suisses contre la Russie, refuse mon ordre de vendre ce titre», écrit-il à notre rédaction. Or, s’étonne-t-il, son titre de Gazprom est resté négociable en bourse suisse longtemps après la publication de l’ordonnance.
SIX Group, qui exploite la plate-forme boursière, confirme, par un porte-parole, que le négoce du titre n’a été «suspendu» que le 31 août 2022. Plus de quatre mois après le prononcé de l’interdiction. A noter que les six autres obligations russes négociées en Bourse suisse ont subi le même sort.
Cependant, des ordres de vente figurent encore sur le carnet d’ordre affiché sur le site internet de SIX Group. Cette dernière explique que ces titres, dont l’obligation de notre lecteur valaisan, ne sont que suspendus, ce qui explique leur présence sur la liste des titres négociables tout en rendant le négoce impossible, même de gré à gré. SIX Group fait donc l’hypothèse d’un retour à la normale si les sanctions sont levées avant l’échéance du titre en 2027, ce qui pourrait en effet survenir si la guerre entre la Russie et l’Ukraine se termine avant.
Divergences d’interprétation
La raison de ce méli-mélo? SIX Group n’a pas eu la même interprétation de l’ordonnance du Conseil fédéral que le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO), qui est responsable de la mise en œuvre des sanctions internationales de la Suisse.
SIX Group partait du principe que l’interdiction d’acquérir des titres russes ne s’appliquait pas au marché secondaire: lorsque deux investisseurs négocient des titres, même russes, entre eux, ils ne contribuent pas, en principe, à financer des entités sanctionnées. Or, dans une mise en point parue fin novembre 2022, le Seco a clarifié la règle: «Toute nouvelle participation», toute «extension de participations existantes» et toute «fourniture ou participation à des prêts, crédits ou autres ressources financières» tombait sous le coup des interdictions. Donc, le négoce sur le marché secondaire est aussi concerné. Un porte-parole de SIX Group est par conséquent forcé d’admettre que «le négoce n’est plus possible».
Seco lent à réagir
Il a quand même fallu plus de six mois au Seco pour préciser la portée des interdictions de négoce. En plus de ce long délai, il ne se montre pas toujours très clair. La liste des entités sanctionnées par la Suisse, dont il est responsable de la tenue, mentionne explicitement deux entités liées à Gazprom: Gazprom Neft (anciennement: Sibneft), une filiale consacrée à l’extraction de pétrole cotée en Bourse russe, et Gazprombank, l’un des plus importants instituts financiers russes, dont la filiale helvétique a été rebaptisée depuis lors GPB Switzerland. En revanche, le groupe Gazprom, la société mère qui a émis les fameuses obligations détenues par notre lecteur valaisan, n’y figure pas. Cette absence lui permet-elle quand même d’échapper à l’interdiction de transactions?
Il faut une autre précision du Seco, apportée à notre rédaction par un porte-parole, pour mettre les choses au clair: le texte de l’ordonnance publiée fin avril fait clairement l’interdiction de financer toutes les activités du secteur énergétique, y compris «la prospection, la production, la distribution en Fédération de Russie ou l’extraction de pétrole brut, de gaz naturel». Elle s’applique donc à toutes les entreprises concernées, même celles qui ne sont pas explicitement mentionnées dans la liste des entités sanctionnées.
Il a donc fallu des mois à SIX Group pour appliquer l’ordonnance du Conseil fédéral, et encore davantage de temps au Seco pour la clarifier publiquement. Entre-temps, certains investisseurs ont pu profiter de la non-application de l’ordonnance pour se débarrasser de leurs titres avant qu’il ne soit trop tard - pour eux - au détriment des autres investisseurs comme notre lecteur valaisan.
Yves Genier
Sanctions internationales, mode d’emploi
La Suisse applique des sanctions économiques contre 22 pays, auxquelles s’ajoutent celles applicables aux proches d’Oussama ben Laden, al-Qaida et aux Talibans, et à certaines personnes liées à l’attentat mortel survenu en 2005 contre l’ancien Premier ministre libanais Rafik Hariri. Cette liste est disponible sur le site du Seco. Chaque régime de sanctions est régi par une ordonnance du Conseil fédéral, dont la base légale repose sur la Loi sur les embargos. A cela s’ajoutent des listes d’entités tombant spécifiquement sous le coup de sanctions comme le gel des avoirs, dont le nombre a explosé à 12 700 noms. Elles sont aussi accessibles sur le site du Seco.
Les détenteurs d’actifs tombant sous le coup des sanctions, par exemple des titres russes, ne sont pas prévenus individuellement de leur instauration. Il revient à chacun de suivre l’actualité et de se renseigner activement sur le sort réservé aux titres. Cela implique de s’intéresser à l’actualité géopolitique internationale pour tenter d’anticiper les éventuelles mesures prises par la Suisse.
Lorsqu’un blocage est décrété, le détenteur ne perd pas la propriété de son avoir. Il ne peut juste pas en disposer librement. Ainsi, dans le cas d’une obligation ou d’une action, il ne peut pas les mettre en gage contre, par exemple, une hypothèque.
La liste des sanctions
La liste détaillée des entités et des personnes physiques et morales se trouve sur le site seco.admin.ch, sous l’onglet «Economie extérieure et coopération économique», puis «Contrôles à l’exportation et sanctions», puis «Sanctions / embargos», et enfin «Sanctions de la Suisse».